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LES ALLOPHONES

TEXTES SUR L'EXIL

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Qu'est-ce que l'exil ? Un changement de lieu : chose en soi indifférente

 

Donc abstraction faite des jugements de la multitude, qui, sans rien examiner, se laisse éblouir par l'apparence, voyons ce que c'est que l'exil : ce n'est réellement qu'un changement de lieu. Or, pour ne point paraître en restreindre les effets, et lui ôter ce qu'il a de plus horrible, j'ajoute que ce déplacement est suivi d'inconvénients, tels que la pauvreté, l'opprobre, le mépris. Je combattrai plus tard tous ces inconvénients : bornons-nous à considérer, pour l'instant, ce que le déplacement a de fâcheux en soi.[6,2] Etre privé de sa patrie est, dit-on, un supplice insupportable. Eh bien regardez cette foule à laquelle suffisent à peine les habitations d'une ville immense : la plus grande partie de cette multitude est privée de sa patrie. Des villes municipales, des colonies, de tous les points de l'univers on afflue vers cette cité. Les uns y sont conduits par l'ambition, les autres par l'obligation attachée à des fonctions publiques, ou par des ambassades, ou par la passion du luxe qui recherche les villes opulentes, toujours favorables à la corruption ; ceux-ci sont attirés par l'amour des beaux-arts ou des spectacles ; ceux-là, par l'amitié ou par le désir de déployer leur talent sur un plus vaste théâtre ; quelques-uns viennent y trafiquer de leur beauté, quelques autres vendre leur éloquence.[6,3] Enfin, des individus de toute espèce accourent dans cette capitale, qui a de grandes récompenses pour les vices comme pour les vertus. Appelez par son nom chacun de ses habitants, demandez-lui d'où il est ; vous verrez que la plupart ont quitté leur pays natal pour s'établir dans une cité, sans doute la plus grande, la plus belle du monde, mais dans une cité qui n'est pas leur berceau.[6,4] De Rome, pour ainsi dire la patrie du genre humain, transportez-vous dans les autres villes ; il n'en est pas une dont les habitants ne soient la plupart étrangers. Abandonnez maintenant ces lieux, dont le site enchanteur et commode est le rendez-vous des nations ; parcourez les déserts, les îles sauvages, Sciathos, Sériphe, Gyare et la Corse ; vous ne trouverez aucune terre d'exil, où quelqu'un ne demeure pour son plaisir.[6,5] Quoi de plus aride, de plus isolé que le rocher que j'habite ? quel pays plus pauvre en ressources ? quels habitants plus barbares ? quel aspect plus affreux ? quel climat plus dur ? et cependant on y voit plus d'étrangers que d'indigènes. Le changement de lieu offre en soi si peu de désagréments, que l'on s'est expatrié même pour venir dans cette île.[6,6] Je connais des philosophes qui prétendent que l'homme a un penchant irrésistible à se déplacer et à changer de demeure. Son âme remuante et mobile ne se fixe jamais : elle se répand partout ; elle disperse ses idées dans tous les lieux connus et inconnus, toujours errante, toujours ennemie du repos, toujours amoureuse de la nouveauté.[6,7] Vous n'en serez point surprise, si vous considérez son principe et son origine. Elle n'est pas une partie de cette masse terrestre et pesante qu'on appelle le corps ; elle est une émanation de la substance céleste ; or, les choses célestes sont, par leur nature, dans un mouvement perpétuel ; sans cesse elles sont emportées par une course rapide. Contemplez ces globes lumineux qui éclairent l'univers ; aucun d'eux ne demeure en repos ; ils roulent sans cesse et sont transportés d'un lieu dans un autre ; quoiqu'ils se meuvent avec l'univers, ils rétrogradent partout dans un sens contraire à celui du monde ; ils parcourent successivement tous les signes ; leur mouvement est continuel comme leur déplacement.[6,8] Ainsi les corps célestes, suivant l'ordre et les lois de la nature, sont soumis à une révolution et à une translation perpétuelles : après avoir parcouru leurs orbites pendant un certain nombre d'années, ils reprendront leur route primitive. Croyez donc maintenant que l'âme humaine, formée des mêmes éléments que les corps célestes, souffre à regret le déplacement et les émigrations, tandis qu'un changement rapide et perpétuel fait le plaisir ou la conservation de Dieu même ![7,1] Mais descendez du ciel sur la terre, vous y verrez des nations, des peuples entiers changer de demeure. Que signifient ces villes grecques au milieu des pays barbares ? Pourquoi la langue des Macédoniens se trouve-t-elle entre l'Inde et la Perse ? La Scythie et cette suite de nations farouches et indomptées ne nous montrent-elles pas des villes grecques bâties sur les rivages du Pont ? Ni la rigueur d'un éternel hiver, ni les mœurs des habitants, aussi âpres que leur climat, n'ont empêché des colonies de s'y fixer.[7,2] L'Asie est peuplée d'Athéniens ; la féconde Milet a fourni à la population de soixante-quinze villes en des climats divers. Toute la côte de l'Italie, baignée par la mer inférieure, s'appelait la Grande-Grèce. L'Asie revendique les Toscans ; les Tyriens habitent l'Afrique, les Carthaginois l'Espagne ; les Grecs se sont introduits dans la Gaule, et les Gaulois dans la Grèce. Les Pyrénées n'ont pu mettre obstacle au passage des Germains. L'inconstance humaine s'est ouvert des routes inconnues et impraticables.[7,3] Femmes, enfants, vieillards appesantis par l'âge, tous se faisaient traîner dans ces émigrations. Les uns, après avoir longtemps erré, ne choisirent pas le lieu de leur demeure, mais s'arrêtèrent par lassitude sur le rivage le plus voisin ; d'autres acquirent par les armes des droits sur une terre étrangère ; quelques nations, en naviguant vers des plages inconnues, furent englouties dans les flots, d'autres se fixèrent dans l'endroit où le défaut de provisions les força de rester.[7,4] Toutes n'avaient pas les mêmes motifs pour quitter leur patrie et pour en chercher une autre. On a vu des peuples, après la destruction de leurs villes, échappés au fer de l'ennemi et chassés de leur territoire, se réfugier dans une contrée étrangère ; on en a vu s'éloigner d'une patrie déchirée par les séditions ; émigrer pour décharger leur pays d'une population exubérante ; fuir une terre ravagée par la peste, par de fréquents affaissements, ou par quelque autre vice insupportable d'un sol désastreux ; céder aux attraits d'une côte fertile et trop fameuse ;[7,5] enfin tous se sont expatriés pour différents motifs. Il est donc bien évident qu'aucun être n'est resté dans le lieu où il avait vu la lumière. Sans cesse le genre humain se disperse ; chaque jour voit des changements sur ce globe immense. On jette les fondations de nouvelles villes ; on voit éclore de nouvelles nations à la place des anciennes, qui ont été détruites ou incorporées avec le peuple vainqueur. Toutes ces émigrations de peuples sont-elles donc autre chose que des exils publics ?[7,6] Mais pourquoi de si longs détours ? pourquoi vous citer Anténor, qui fonda Padoue, Évandre, qui établit, sur la rive du Tibre, le royaume des Arcadiens ; et Diomède, et les autres princes, ou vainqueurs ou vaincus, que la guerre de Troie dispersa dans des contrées étrangères ?[7,7] L'empire romain ne doit-il pas sa naissance à un exilé, à un fugitif qui, après la ruine de sa patrie, traînant avec lui quelques faibles débris, et forcé, par la nécessité et la crainte du vainqueur, de chercher un établissement lointain, aborda en Italie ? Que de colonies ce même peuple n'a-t-il pas ensuite envoyées dans toutes les provinces ! Rome est partout où elle a vaincu. Ses enfants s'enrôlaient volontiers pour ces émigrations ; et, quittant ses foyers, le vieillard, devenu colon, les suivait au delà des mers.[7,8] Mon sujet n'exige pas un plus grand nombre d'exemples : il en est un pourtant que j'ajouterai parce que je l'ai précisément sous mes yeux. L'endroit même où je suis a souvent changé d'habitants. Sans remonter aux événements que le temps couvre de ses voiles, les Grecs fixés aujourd'hui à Marseille, après avoir quitté la Phocide, commencèrent par s'établir dans cette île. En furent-ils chassés par l'insalubrité de l'air, par le formidable aspect de l'Italie, ou par l'incommodité d'une mer privée de port ? on l'ignore, seulement il ne paraît pas que la férocité de ses habitants en fût le vrai motif, puisqu'ils ont pu vivre au milieu des peuples les plus sauvages et les plus barbares de la Gaule.[7,9] Les Liguriens leur succédèrent, et firent place aux Espagnols, comme l'atteste la ressemblance des usages. En effet, les Corses ont la coiffure et la chaussure des Cantabres ; ils ont même quelques mots de leur langue ; car leur idiome primitif est entièrement altéré par leur commerce avec les Grecs et les Liguriens. Ensuite deux colonies de citoyens romains y furent amenées, l'une par Marius, l'autre par Sylla : tant cette roche épineuse et aride a vu renouveler souvent sa population ![7,10] Enfin vous aurez de la peine à trouver une terre habitée aujourd'hui par les indigènes ; toutes les nations sont mélangées et, pour ainsi dire, entées les unes sur les autres ; elles se sont tour à tour succédé. Celle-ci a convoité ce que celle-là dédaignait ; une autre, après avoir expulsé les habitants d'un pays, en a été chassée à son tour. Tel est l'arrêt du destin : il n'est rien dont la fortune soit irrévocablement fixée

SENEQUE

SENEQUE

Le meilleur des dérivatifs est l'étude. Sénèque exhorte sa mère à en user

[17,1] Je le sais, la chose ne dépend pas de nous ; nulle affection n'obéit à l'homme, et encore moins celle que produit la douleur ; elle est opiniâtre et résiste à tous les remèdes. On veut quelquefois la comprimer et dévorer ses soupirs ; on affecte un air serein, mais notre sourire est trahi par nos larmes. D'autres fois on essaie de se distraire par des jeux et des combats de gladiateurs ; mais, au milieu des spectacles mêmes, je ne sais quel souvenir de notre perte vient encore se glisser dans notre âme.

[17,2] Mieux vaut donc vaincre la douleur que la tromper ; l'illusion des plaisirs et la distraction des affaires ne l'empêchent pas de renaître ; au contraire, ces délais ne servent qu'à en augmenter la force et la violence ; mais le calme que la raison procure est durable. Je ne vous indiquerai donc pas les moyens auxquels, je le sais, on a souvent recours ; je ne vous exhorterai pas à vous distraire et à vous amuser par des voyages agréables ou prolongés, à donner beaucoup de temps à la révision de vos comptes et à l'administration de vos biens, à vous jeter sans cesse dans de nouvelles affaires. Ce ne sont là que des remèdes momentanés, ou plutôt ce ne sont pas des soulagements, mais des embarras. J'aime mieux mettre un terme à l'affliction, que de lui donner le change.

[17,3] Voilà pourquoi je vous conduis dans l'unique asile ouvert à ceux qui fuient les coups du destin, dans le sanctuaire de la philosophie. C'est elle qui guérira votre blessure, qui vous arrachera entièrement à vos regrets. Quand vous ne seriez nullement habituée à cette étude, il faudrait y recourir aujourd'hui. Mais, autant que vous l'a permis l'antique sévérité de mon père, vous avez, sinon approfondi, du moins effleuré toutes les sublimes connaissances.

[17,4] Plût au ciel que, moins attaché aux usages de ses ancêtres, ce père, le meilleur des époux, n'eût pas borné à une légère teinture votre étude de la philosophie ; vous ne chercheriez pas maintenant des armes contre la fortune ; vous feriez usage des vôtres. L'exemple des femmes, pour qui les lettres sont un moyen de corruption plutôt que de sagesse, força mon père à modérer votre passion pour l'étude ; cependant, grâce à votre rare aptitude, vous avez plus appris que les circonstances ne semblaient le permettre. Votre esprit est imbu des principes de toutes les sciences.

[17,5] Revenez maintenant vers elles ; elles feront votre sûreté, votre consolation, votre joie. Si elles ont véritablement pénétré dans votre âme, l'accès en sera désormais interdit à la douleur, aux inquiétudes, aux inutiles tourments d'une vaine affliction ; et votre coeur, toujours fermé aux vices, le sera également à tous les chagrins. Voilà, sans contredit, le rempart le plus sûr, le seul qui puisse vous soustraire aux rigueurs de la fortune.

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SENEQUE

Former et informer

 

LES VALEURS

 

à partir des exemples qui suivent, définir les notions d'asservissement et de domination

Simone de Beauvoir se bat pour les droits de la femme. Les images d'archive illustrent les thèses de l'autrice et l'évolution de la femme dans la société. 

Les enfants ont tous le droit d’aller à l’école. Mais est-ce possible en République démocratique du Congo ? Écoutez le reportage et identifiez les aspects abordés

Éducation aux médias : analyse des images

Regardez le reportage sans le son et cliquez sur les questions auxquelles il permet de répondre.

- Où ce portrait a-t-il été tourné ?

- De qui le reportage fait-il le portrait (nom) ?

- De quel type de personnalité s’agit-il

(profession, domaine d’activité…) ?

- {Dans quel but fait-on le portrait de cette personne ?}

- {À quelle occasion ce portrait a-t-il été fait ?}

{Quand ce portrait a-t-il été diffusé ?}

- Où ce portrait a-t-il été diffusé ? (émission, chaîne télévisée)

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Albert Camus
L’exil d’Hélène(1948)

 

La Méditerranée a son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes. Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d’une petite baieet, des eaux silencieuses, monte alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs onttouché au désespoir, c’est toujours à travers la beauté, et cequ’elle a d’oppressant. Dans ce malheur doré, la tragédieculmine. Notre temps, au contraire, a nourri son désespoirdans la laideur et dans les convulsions. C’est pourquoi l’Europe serait ignoble, si la douleur pouvait jamais l’être.Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armespour elle. Première différence, mais qui vient de loin. Lapensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison.Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquêtede la totalité, est fille de la démesure. Elle nie la beauté,comme elle nie tout ce qu’elle n’exalte pas. Et, quoique diversement, elle n’exalte qu’une seule chose qui est l’empirefutur de la raison. Elle recule dans sa folie les limites éternelles et, à l’instant, d’obscures Érynnies s’abattent sur elleet la déchirent. Némésis veille, déesse de la mesure, non dela vengeance. Tous ceux qui dépassent la limite sont, parelle, impitoyablement châtiés.Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur cequi est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée dela justice. L’équité, pour eux, supposait une limite tandis quetout notre continent se convulse à la recherche d’une justice2qu’il veut totale. À l’aurore de la pensée grecque, Héracliteimaginait déjà que la justice pose des bornes à l’univers physique lui-même. « Le soleil n’outrepassera pas ses bornes,sinon les Érynnies qui gardent la justice sauront le découvrir. » Nous qui avons désorbité l’univers et l’esprit rions decette menace. Nous allumons dans un ciel ivre les soleils quenous voulons. Mais il n’empêche que les bornes existent etque nous le savons. Dans nos plus extrêmes démences, nousrêvons d’un équilibre que nous avons laissé derrière nous etdont nous croyons ingénument que nous allons le retrouverau bout de nos erreurs. Enfantine présomption et qui justifieque des peuples enfants, héritiers de nos folies, conduisentaujourd’hui notre histoire.Un fragment attribué au même Héraclite énonce simplement: « Présomption, régression du progrès ». Et, bien dessiècles après l’Éphésien, Socrate, devant la menace d’unecondamnation à mort, ne se reconnaissait nulle autre supériorité que celle-ci: ce qu’il ignorait, il ne croyait pas lesavoir. La vie et la pensée les plus exemplaires de ces siècless’achèvent sur un fier aveu d’ignorance. En oubliant cela,nous avons oublié notre virilité. Nous avons préféré la puissance qui singe la grandeur, Alexandre d’abord et puis lesconquérants romains que nos auteurs de manuels, par uneincomparable bassesse d’âme, nous apprennent à admirer.Nous avons conquis à notre tour, déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre. Notre raison a fait le vide. Enfin seuls,nous achevons notre empire sur un désert. Quelle imagination aurions-nous donc pour cet équilibre supérieur où lanature balançait l’histoire, la beauté, le bien, et qui apportaitla musique des nombres jusque dans la tragédie du sang?Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de labeauté. Nos misérables tragédies traînent une odeur de bureau et le sang dont elles ruissellent a couleur d’encre grasse.Voilà pourquoi il est indécent de proclamer aujourd’huique nous sommes les fils de la Grèce. Ou alors nous ensommes les fils renégats. Plaçant l’histoire sur le trône de3Dieu, nous marchons vers la théocratie, comme ceux que lesGrecs appelaient Barbares et qu’ils ont combattus jusqu’àla mort dans les eaux de Salamine. Si l’on veut bien saisirnotre différence, il faut s’adresser à celui de nos philosophesqui est le vrai rival de Platon. « Seule la ville moderne, oseécrire Hegel, offre à l’esprit le terrain où il peut prendreconscience de lui-même. » Nous vivons ainsi le temps desgrandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de cequi fait sa permanence: la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. Il n’y a plus de conscience que dans les rues,parce qu’il n’y a d’histoire que dans les rues, tel est le décret.Et à sa suite, nos œuvres les plus significatives témoignentdu même parti pris. On cherche en vain les paysages dans lagrande littérature européenne depuis Dostoïevski. L’histoiren’explique ni l’univers naturel qui était avant elle, ni la beauté qui est au-dessus d’elle. Elle a donc choisi de les ignorer.Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et lemythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sensou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste. Lataupe médite.C’est le christianisme qui a commencé de substituer àla contemplation du monde la tragédie de l’âme. Mais, dumoins, il se référait à une nature spirituelle et, par elle, maintenait une certaine fixité. Dieu mort, il ne reste que l’histoireet la puissance. Depuis longtemps tout l’effort de nos philosophes n’a visé qu’à remplacer la notion de nature humainepar celle de situation, et l’harmonie ancienne par l’élan désordonné du hasard ou le mouvement impitoyable de la raison. Tandis que les Grecs donnaient à la volonté les bornesde la raison, nous avons mis pour finir l’élan de la volontéau cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière. Les valeurs pour les Grecs étaient préexistantes à toute action dontelles marquaient précisément les limites. La philosophie moderne place ses valeurs à la fin de l’action. Elles ne sont pas,mais elles deviennent, et nous ne les connaîtrons dans leurentier qu’à l’achèvement de l’histoire. Avec elles, la limite4disparaît, et comme il n’est pas de lutte qui, sans le freinde ces mêmes valeurs, ne s’étende indéfiniment, les messianismes aujourd’hui s’affrontent et leurs clameurs se fondentdans le choc des empires. La démesure est un incendie, selonHéraclite. L’incendie gagne, Nietzsche est dépassé. Ce n’estplus à coups de marteau que l’Europe philosophe, mais àcoups de canon.La nature est toujours là, pourtant. Elle oppose ses cielscalmes et ses raisons à la folie des hommes. Jusqu’à ce quel’atome prenne feu lui aussi et que l’histoire s’achève dans letriomphe de la raison et l’agonie de l’espèce. Mais les Grecsn’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ontdit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci quiosait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peutle contredire.L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refairele monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature,connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’estpourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que lapassion du premier est la liberté. Tous ceux qui aujourd’huiluttent pour la liberté combattent en dernier lieu pour labeauté. Bien entendu, il ne s’agit pas de défendre la beautépour elle-même. La beauté ne peut se passer de l’homme etnous ne donnerons à notre temps sa grandeur et sa sérénitéqu’en le suivant dans son malheur. Plus jamais, nous ne serons des solitaires. Mais il est non moins vrai que l’hommene peut se passer de la beauté et c’est ce que notre époquefait mine de vouloir ignorer. Elle se raidit pour atteindrel’absolu et l’empire, elle veut transfigurer le monde avantde l’avoir épuisé, l’ordonner avant de l’avoir compris. Quoiqu’elle en dise, elle déserte ce monde. Ulysse peut choisirchez Calypso entre l’immortalité et la terre de la patrie. Ilchoisit la terre, et la mort avec elle. Une si simple grandeurnous est aujourd’hui étrangère. D’autres diront que nousmanquons d’humilité. Mais ce mot, à tout prendre, est ambigu. Pareils à ces bouffons de Dostoïevski qui se vantent detout, montent aux étoiles et finissent par étaler leur hontedans le premier lieu public, nous manquons seulement de lafierté de l’homme qui est fidélité à ses limites, amour clairvoyant de sa condition.« Je hais mon époque », écrivait avant sa mort Saint-Exupéry, pour des raisons qui ne sont pas très éloignées de cellesdont j’ai parlé. Mais, si bouleversant que ce soit, ce cri, venant de lui qui a aimé les hommes dans ce qu’ils ont d’admirable, nous ne le prendrons pas à notre compte. Quelletentation, pourtant, à certaines heures, de se détourner de cemonde morne et décharné! Mais cette époque est la nôtre etnous ne pouvons vivre en nous haïssant. Elle n’est tombée sibas que par l’excès de ses vertus autant que la grandeur deses défauts. Nous lutterons pour celle de ses vertus qui vientde loin. Quelle vertu? Les chevaux de Patrocle pleurent leurmaître mort dans la bataille. Tout est perdu. Mais le combatreprend avec Achille et la victoire est au bout, parce quel’amitié vient d’être assassinée: l’amitié est une vertu.L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornesdu monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin,voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. D’une certainemanière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’oncroit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition.Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides,on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophiedes ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. Opensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champsde bataille! Cette fois encore, les murs terribles de la citémoderne tomberont pour livrer, « âme sereine comme lecalme des mers », la beauté d’Hélène.Albert Camus, L’Été, Gallimard, 1959Les Amis de Bartleby, février 2020lesamisdebartleby.wordpress.com

Vision

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